LES YEUX D’ANNA

Article publié dans la Lettre n° 470
du 9 janvier 2019


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LES YEUX D’ANNA de Luc Tartar. Mise en scène Cécile Tournesol avec Tigran Mekhitarian ou Théo Askolovitch, Louka Meliava, Cecile Metrich, Julien Muller, Cécile Tournesol.
Anna est une sorcière. Il n’est qu’à voir son regard vairon, « tout le guingois du monde ». Elle est la « sorcière du balai » qui ne baisse jamais les yeux. D’ailleurs, les « Sorcières de Salem », c’est elle qui en a fait un exposé si remarquable que le professeur de français a été estomaqué. Trop douée, trop étrange, trop différente. Comment ses camarades de classe pourraient-ils supporter des yeux silencieux qui les mettent à nu ? Alors à eux de la mettre vraiment à nu, dévêtue au milieu de la cour, jetée en pâture à l’avidité des petits mâles barbares. Et Rachid, son seul ami, n’y pourra rien. Lui, le différent aussi, qu’on peut insulter et persécuter. « Elle m’a volé ! », hurle le délinquant qui lui a arraché son percing de nombril, dans une explosion de haine qui glace les oreilles, « qu’elle me rende ce qu’elle m’a pris ! ». Parce qu’un regard, « baisse les yeux, je t’ai dit de baisser les yeux ! », peut vous voler votre âme. Jean Tombe et son épouse Monique sont trop empêtrés dans leurs propres soucis, lui dans le spectre du chômage, elle dans sa quête d’identité de fille sans mère, et ils ne perçoivent rien de la souffrance muette de leur fille. La mère se love dans un canapé-matrice, le père se mure dans un placard. Barbara, la supposée amie devenue DRH, s’accroche à un despotisme de pacotille, rattrapée par sa propre incompétence. Ombres chinoises dans un petit univers de dupes étriquées, que traverse la violence des adolescents en déshérence, seule réponse à leur mal-être. Seule Anna, qu’on ne voit jamais mais dont on devine les yeux omniprésents dans le discours angoissé des autres, atteste de sa liberté, ses pieds nus foulent la dune, projetés en vidéo sur le fond de scène.
L’espace est dépouillé à l’extrême, un cube métallique et glacé, des portes qui battent, heurtent les nez, font couler le sang, matérialisent les incompréhensions. Le temps est à la fois tangible et décalé par les pensées en voix off des personnages et la mélopée poétique d’Anna dont les mots s’affichent sur la toile du fond. Un mélange très déconcertant de réalisme et d’un ailleurs indicible. Viol collectif, sinon du corps sexué, mais de l’intime le plus profond. Départ ? Suicide ? Chacun retourne à une solitude qu’il ou elle n’a pas quittée.
Un beau spectacle porté par des comédiens qui contribuent, même dans les rires, à en rendre l’atmosphère dérangeante. A.D. Théâtre 13 / Seine 13e.


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