LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY

Article publié exclusivement sur Internet avec la Lettre393
du 29 février 2016


LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY d’après Oscar Wilde. Mise en scène Thomas Le Douarec avec Arnaud Denis ou Valentin de Carbonnières, Lucile Marquis ou Caroline Devismes, Fabrice Scott, Thomas Le Douarec.
Du malheur d’être né trop beau et de croiser le chemin d’une intelligence trop perverse. Le dandy Dorian Gray aurait pu n’être qu’un Narcisse éphémère, vite rattrapé par les rides et le délai de sa banale péremption. Mais Basil Hallward, peintre talentueux, trouve en lui la matière de son chef-d’œuvre, il y perdra le repos, son âme et la vie. Dorian Gray est une écorce vide, que Lord Henry Wotton va investir par jeu pour y instiller la fascination de ses aphorismes. Une petite facétie sans conséquence et une victime de plus, pour cet esthète brillant et misogyne. Mais on ne joue pas impunément avec la fatuité de qui a la jeunesse pour exclusif bagage. Dorian Gray, en avatar de Faust, pactisera avec son portrait, et c’est l’icône qui vieillira à sa place, à l’insu de tous. Beau à faire pâlir le jour et corrompre les nuits de ses amours, Dorian pille leur vie, meurtrit sans vergogne femmes et hommes épris de lui, se donne parfois le frisson de l’amour, écarte tout obstacle avec un amoralisme croissant, et ne revient qu’à son image, malgré sa sourde inquiétude devant les rides croissantes du portrait. Jusqu’à ce que l’illusion explose d’elle-même. Séductions, abandons, cadavres, vengeances sillonnent le tracé de l’étoile filante avant son obscurité finale. Un sordide tas de rides, un horipeau de poussière.
Même Harry s’est assagi en prenant des rhumatismes, sa voix charmeuse a perdu son timbre d’humour et résonne d’un cynisme grinçant, même si la satire n’a jamais cessé de mordre dans le ridicule des contemporains, la fréquentation à peine supportée de la gent féminine, avec la nécessaire légèreté des oisifs.
Le spectateur ne peut se départir d’une allégeance rieuse aux propos de Lord Henry, pas plus que d’une condescendance presque agacée à l’égard de la sincérité douloureuse de Basil, d’une impatience à peine voilée lorsque les femmes de Dorian Gray prouvent tant d’amour. Même lorsque Sibyl Vane abolit toute la coquetterie qui la rend objet de désir et se saborde dans son rôle de femme et d’actrice, parce que sa vérité, à ses yeux, ne se donnera que dans l’absolue nudité de son amour.
Le texte d’Oscar Wilde est d’autant plus magnifique que, derrière une superficialité chatoyante, se dévoile la profondeur d’une réflexion sur l’illusion du théâtre et de la littérature, sur les ridicules et les fragilités, sur la mort inhérente aux sentiments authentiques, sur les ravages de la beauté et de l’apparence.
Devant ce texte-boomerang, comme en miroir, le spectateur ne peut escamoter ses propres petites perversions secrètes et quotidiennes, même s’il trouve refuge avec Harry dans le rire faussement désabusé.
Bien sûr, on ne cache pas son indignation à l’encontre de Dorian Gray, mais l’aversion vient moins de son immoralisme que de son décalage dans l’âge. Le temps n’a pas de prise sur lui et pour cause. Son éternelle jeunesse est insupportable ! Alors, chacun va le vilipender par jalousie inavouable, mais le chœur de la condamnation vertueuse sonne aussi faux que lors de l’escamotage infernal de Dom Juan.
Toute la palette des sentiments est mise en valeur par le contraste des postures corporelles, rondeur du Lord, fébrilité douloureuse de Basil, débauche mortifère de Dorian, fragilité saccagée des victimes féminines, violence vengeresse du frère. Scènes d’atelier ou de riche boudoir, nuits d’adieux sur un quai, fiasco shakespearien, les quatre acteurs, tous excellents, s’y glissent dans une ronde sans répit, scandée par le piano et les chansons gouailleuses ou douloureuses.
Le portrait du séducteur, placé en contre-champ côté jardin, darde ses regards diaboliques et sulfureux, que Dorian dévoile pour des moments d’auto-contemplation. L’univers scénique est en camaïeu de noir et de clair-obscur inquiétant, dans le brocart des habits, dans la pâleur maquillée des visages, dans l’éclat factice des lumières. Seuls reviennent le trouer le rouge des fards féminins, le cramoisi de l’habit du séducteur, et surtout la robe des femmes dans le sang répandu de leur amour, comme un suicide en corolle.
Tout concourt à ce paradoxe entre l’artifice aveuglant de la lumière et le trouble des crépuscules, entre les paillettes verbales qui fusent et la douleur des silences meurtriers, entre le plaisir assassin des rieurs et leur lucidité coupable. Oscar Wilde, en coulisse, sourit malicieusement.
Comment résisterions-nous ? A.D. Théâtre du Lucernaire 6e.

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